Tout d’abord, il y a ces notes martelées par quatre pianos qui résonnent comme un écho furieux sorti d’on ne sait quelle pénombre. C’est une vague qui ne cesse d’onduler et de s’amplifier. Et puis, régulièrement il y a cette voix qui compte les repères de la partition "One, two, three, four". Ensuite, il y a cette pièce que l’on imaginerait s’essouffler très rapidement qui sait, à travers la richesse de sa composition, transmuer sa rage initiale en un somptueux affaissement vers le silence. Cette nuée véhémente s’intitule Evil nigger et elle a été composée en 1979 par un jeune homme enragé nommé Julius Eastman. Le titre de cette pièce est quasiment impossible à prononcer et à imprimer aux Etats-Unis, tant il est politiquement incorrect. Il est pourtant né de l’imagination d’un compositeur afro-américain consumé par sa propre colère. Et pourtant, cette merveille a failli être avalée par l’oubli, comme l’ensemble des œuvres d’Eastman.
Les partitions de Julius Eastman constituent une visualisation évidente, même si l'on ne sait pas lire la musique, de l'urgence d'écrire la musique qui l'habitait, comme en témoigne cette première page d'Evil Nigger. La partition complète est visible en suivant ce lien.
En France, les disques de Julius Eastman sont distribués par Corticalart (ex Metamkine).
Julius Eastman est décédé le 28 mai 1990 dans la solitude d’un hôpital de Buffalo. Huit mois se passèrent avant que sa disparition ne fasse l’objet d’un article nécrologique dans le Village Voice. Noir, homosexuel, brillant, Julius Eastman n’a eu de cesse de se heurter aux murs d’une société cadenassée et d’un establishment musical qui goûtait peu ses outrances et son humour provocateur.
Sa fin s’inscrit probablement dans une logique nourrie par une pulsion autodestructrice. Elle prit des allures de descente aux enfers. Quelques années avant sa mort, il se fit expulser de son appartement, dont il ne payait plus le loyer, ses affaires personnelles et ses partitions jetées aux quatre vents. La marche vers la perte et l’oubli semblait alors inéluctable.
En 1998, la compositrice Mary Jane Leach se mit à la recherche de The Holy presence of Joan d’Arc, une pièce pour dix violoncelles dont elle gardait le souvenir, après l’avoir entendue, dirigée par le compositeur une vingtaine d’année plus tôt. Sa quête l’amena à constater que la presque totalité de la musique d’Eastman semblait avoir disparu et à entamer des recherches qui firent d’elle une musicologue par accident.
Quelques années plus tard, Mary Jane Leach put faire publier une première série d’enregistrements qui comprenait The Holy presence of Joan d’Arc, Evil nigger, Crazy nigger et Gay Guerrilla. Ces trois dernières pièces, que le compositeur surnommait les Nigger series, ont été enregistrées en 1980, lors d’un concert, auquel Eastman participa à la Northwestern University.
Viendra ensuite l’édition de la partition de Femenine, pièce fleuve pour ensemble composée en 1974. Depuis lors d’autres pièces apparaissent au fil des recherches.
The Holy presence of Joan d’Arc est habitée par le même sentiment d’intranquillité initiale qu’Evil Nigger. De la même manière, les lignes des dix violoncelles s’accumulent pour porter à son comble la tension dramatique de la pièce qui par certains aspects pourrait rappeler les scénographies sonores accidentées imaginées quelques années plutôt par Bernard Herrmann pour les films d’Alfred Hitchcock. Cette pièce s’inscrit, comme nombre de compositions de Julius Eastman, dans le courant minimaliste, mais elle en exprime un versant plus sombre et plus tourmenté.
La musique de Julius Eastman a épousé des contours mouvants tout au long de son parcours. Par exemple, Stay on it, composée en 1973, emmène son auditeur dans une multitude de paysages sonores qui passent par les motifs réitérés du minimalisme, la création vocale, sans oublier le jazz.
Femenine, composée en 1974 pour un orchestre de chambre, constitue une autre pièce maîtresse de Julius Eastman. Longue de plus de 70 minutes, elle accomplit une synthèse inattendue entre des formes d’improvisation issues du jazz et un minimalisme rigoureux qui pose sa pulsation sur le son entêtant d’un improbable jeu de cloches.
Il est difficile d’aborder Eastman sans parler de la totalité des Nigger series qui nous sont parvenues. Outre Evil Nigger, nous connaissons deux autres pièces pour quatre instruments identiques issues de la série. Composée quelques mois plus tard, Gay Guerrilla, bien que dotée elle aussi d’un titre provoquant, propose une forme beaucoup plus apaisée. Elle se déploie comme une méditation qui prend progressivement une ampleur sombre et grave.
Ensuite, il y a la pièce ultime de la série, Crazy Nigger, composée en 1980. Il s’agit d’une œuvre d’une grande ambition d’une durée de près d’une heure. Crazy Nigger semble devoir se structurer autour d’une pulsation répétitive, cependant la pièce connaît une étrange inflexion rythmique dans sa seconde partie qui la conduit vers une conclusion pour le moins inattendue.
L’œuvre de Julius Eastman prend la forme d’un iceberg qui progressivement se détache de la nuit qui l’enveloppait. Nul doute qu’elle ne nous réserve encore d’improbables découvertes. D’ici-là, ce qui nous est parvenu jusqu’à maintenant constitue d’ores et déjà un inestimable trésor musical.
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